ESR et confinement : Pierre-Antoine Dessaux témoigne

Pour Pierre-Antoine Dessaux, maître de conférences en histoire, le confinement est l'occasion, notamment, de tester la capacité de l'université à enseigner à distance. Une rencontre avec le réel qui permet de poser des limites et d'avancer des préconisations.

ESRESR série. Enseignement supérieur et Recherche : qu’en est-il de cette retraite très particulière que constitue la période actuelle de confinement pour des enseignant·e·s et chercheur·e·s ? Pour celles et ceux habitué·e·s à s’isoler volontairement pour écrire, mener leurs travaux… ? Pour celles et ceux dont les recherches et la production scientifique s’appuient sur un travail collectif ?

ESR#3. Un grand merci à Philippe Antoine pour cet entretien – réalisé début avril 2020 – qui poursuit la série ESR… (Lire aussi : Sylvie Muller, agente au Crous Aix-Marseille-Avignon ; Anne, bibliothécaire assistante spécialisée ; Ferroudja Allouache, maîtresse de conférences à Paris VIII ; Fatima Zénati, assistante ingénieure à Paris VIII)


Pierre-Antoine Dessaux est maître de conférences en histoire à l’université de Tours, et responsable du parcours de master Cultures et patrimoine de l’alimentation.

Comment travaillez-vous actuellement dans l’ESR ?

Les journées de travail sont plus denses dans la mesure où les temps intermédiaires de l’activité hebdomadaire (trajets, échanges avec les collègues) ont disparu ou sont limités.

Le confinement conduit à réorganiser la recherche, comme la préparation des cours, en fonction des moyens de travail disponibles à domicile.

La charge de travail relative aux cours est nettement alourdie par les procédures engendrées pour maintenir un contact pédagogique avec les étudiants. Ma journée démarre, comme à l’accoutumée, autour de 8 h 30. En revanche, du fait de la densité du travail, en soirée elle n’est plus consacrée à la recherche, habituellement nécessaire en période de cours.
Le confinement conduit à réorganiser la recherche, comme la préparation des cours, en fonction des moyens de travail disponibles à domicile.

Qu’en est-il, dans l’ESR, du travail en équipe, de la survie des collectifs et de l’entraide ?

Le travail en équipe est maintenu là où il était pratiqué. Pour le reste, mon département étant plutôt anomique et éclaté, cela ne change pas grand chose pour l’instant.
Pour ce qui est du collectif lié à la formation que je pilote, je cherche à maintenir le lien avec les collègues, mais force est de constater qu’une partie a complètement disparu des radars, même auprès des étudiants.

Qu’est-ce qui vous a paru difficile en ce moment dans l’ESR ?

Concernant mes enseignements, j’utilise depuis longtemps l’espace numérique de travail (ENT). Mes tâches consistent actuellement à donner des polycopiés, ou au moins des notes compréhensibles aux étudiants, en plus des PowerPoint (format PPT) et des documents que j’ai l’habitude de faire circuler. Cela prend un temps de préparation considérable.

J’essaie, en outre, de conserver une relation directe dans le cadre des travaux dirigés (TD) au moyen de la plateforme recommandée par l’université. J’organise donc des sessions de travail de deux à trois heures avec les étudiants qui peuvent se connecter.

La partie humaine de l’interaction pédagogique est largement perdue.

C’est cet outil et la relation qu’il instaure qui sont le plus gênants. Il ne permet pas d’interagir de façon franche, d’observer les réactions des étudiants et de s’y adapter. La partie humaine de l’interaction pédagogique est largement perdue. Je pense que ce n’est pas beaucoup plus simple de leur côté, même s’ils semblent apprécier cet effort pour maintenir le contact.

Qu’est-ce qui est important dans ce contexte ?

Le maintien de la relation avec les étudiants me paraît fondamentale, au besoin en réduisant le temps d’interaction prévu par l’emploi du temps pour privilégier des moments d’échange de la meilleure qualité possible.
Je maintiens, par ailleurs, mon programme de travail en matière de recherche afin de garder une maîtrise sur le temps passé à la résolution des problèmes liés au confinement et des questions administratives dont l’urgence n’est jamais que très relative.

Qu’est-ce qui vous a surpris ?

Je suis surpris par la pauvreté des outils d’enseignement à distance, et surtout de leurs supports en terme de flux, de l’absence de toute prise en considération des besoins de connexion qui sont liés à l’activité de recherche et d’enseignement, en particulier pour ce qui concerne les étudiants. Je m’étonne aussi que nous soyons dépendants de Microsoft pour disposer d’une plateforme de réunion et de télé-enseignement.

Je suis surpris par la pauvreté des outils d’enseignement à distance, et surtout de leurs supports en terme de flux, de l’absence de toute prise en considération des besoins de connexion qui sont liés à l’activité de recherche et d’enseignement…

Qu’avez-vous appris ?

On nous rebat les oreilles sur des investissements dans le domaine. Nous voyons que la faisabilité de ces pratiques a été mal évaluée et que nos système sont totalement sous-dimensionnés pour un usage massif. Nous pouvons bricoler, mais pas fournir une « continuité pédagogique » complète. Dans l’ESR, à part pour quelques enseignements normalisés, nous sommes loin de ce que le secondaire est capable de faire d’après ce que j’en vois.

Nous pouvons bricoler, mais pas fournir une « continuité pédagogique » complète.

Quelles modifications à long terme envisagez-vous pour l’ESR ?

l’expérience pourrait nous amener à réfléchir à une meilleure intégration des outils numériques dans nos enseignements

Cette expérience devrait nous conduire à réfléchir plus sérieusement aux modalités de l’enseignement distanciel à l’université (lequel est loin d’être possible dans tous les domaines), mais aussi à la continuité numérique de l’université : équipement informatique des enseignants-chercheurs (EC) comme des étudiants, modalités de connexion (fournisseur d’accès ESR ou contrat en masse pour la communauté universitaire ?), développement d’outils open source, sécurité des réseaux.

En contrepoint, nous devrions revenir sur la nécessité des interactions directes, ainsi que sur la viabilité des effectifs officiels pour les enseignements : si un TD peut être très efficace pour 10 à 15 étudiants et peut même fonctionner en distanciel, à 48 c’est totalement ridicule dans l’un comme l’autre cas.

En contrepoint, nous devrions revenir sur la nécessité des interactions directes…

Je pense que l’expérience pourrait nous amener à réfléchir à une meilleure intégration des outils numériques dans nos enseignements (la partie magistrale d’un amphi doit-elle nécessairement avoir lieu en présentiel ? Ne pourrait-on s’en tenir à des sessions d’échange avec les étudiants à partir de supports avec, pour contrepartie, moins de temps de présence physique pour les cours et une meilleure qualité des échanges ?) et à mesurer les limites des outils dont nous disposons malgré les efforts notables de nos équipes informatiques.
Enfin en tant qu’EC, et donc cadre A de la fonction publique, je ne trouverais pas ridicule d’être mobilisable pour d’autres missions qui pourraient être prioritaires.

Quel pourrait être le rôle du syndicat dans la période ?

Une priorité est sans doute de garder le contact avec les collègues qui pourraient être en difficulté. Et dialoguer avec les syndicats étudiants pour faire remonter leurs points de vue.

Son rôle serait également de rappeler aux instances que les solutions sont multiples et variées mais que, pour l’essentiel, beaucoup de bonne volonté est engagée par les collègues, et qu’à défaut de solution collective, chacun apporte sa pierre. De nous faire confiance et nous laisser trouver, avec de l’aide si besoin, les solutions pour boucler l’année universitaire avec souplesse et sans contrôles et directives inutiles. Il sera toujours temps, une fois la crise passée, de faire le bilan de ce qui aura pu être fait. Cela implique en particulier d’être attentif au maintien d’une pause estivale suffisante, pour l’ensemble de la communauté universitaire… car l’année est rude.

nous faire confiance et nous laisser trouver, avec de l’aide si besoin, les solutions pour boucler l’année universitaire avec souplesse et sans contrôles et directives inutiles.

Crédits illustrations

visuel ESR série : lumière(s) © ElisaRiva / Pixabay
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